Katsuhiro Ōtomo enfin sacré à Angoulême
"Enfin !" soupireront tous les amateurs de mangas japonais. Jamais, en 42 ans d’existence, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême n’avait en effet attribué sa plus haute distinction à un auteur nippon. C’est chose faite : Katsuhiro Ōtomo s’est vu décerner, ce jeudi 29 janvier, le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, après le deuxième tour d’un scrutin organisé auprès de 2 000 professionnels francophones. Il succède à l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes.
Attendue après le premier tour où il était arrivé en tête devant le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann, sa désignation ne fait pas que « rectifier » un palmarès qui a oublié de sacrer du temps de son vivant Osamu Tezuka (Astro Boy), le « Dieu du manga », et qui s’est contenté d’offrir à Akira Toriyama (Dragon Ball) un insipide lot de consolation en 2013 (baptisé « prix du 40e anniversaire »). Elle consacre aussi « artistiquement » la place qu’occupe la bande dessinée japonaise sur le marché hexagonal. Environ 1 500 mangas japonais sont traduits chaque année en français, soit 37 % de l’ensemble des sorties du secteur. C’est considérable, et Katsuhiro Ōtomo n’y est pas pour rien.
Dessinateur, scénariste, cinéaste, affichiste, le natif de la préfecture de Miyagi est souvent présenté, à tort, comme l’auteur d’une œuvre unique, Akira. Saga futuriste au long cours (2 200 planches, huit ans de publication hebdomadaire au Japon), ce récit post-apocalyptique mettant en scène des jeunes bikers désœuvrés et ultraviolents a ensuite été adapté par Ōtomo lui-même en film d’animation. Son succès – quinze ans après l’apparition de Goldorak et de Candy à la télévision française – a largement favorisé l’implantation dans notre pays de la pop culture japonaise, incarnée depuis par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Super Mario, Zelda et autres Pokemon.
Rarement un auteur de bande dessinée n’aura en tout cas tissé autant de liens avec le cinéma – sauf peut-être Tezuka, l’idole de jeunesse d’Ōtomo. Celui-ci n’a que 17 ans quand il rejoint les éditions Kodansha comme illustrateur, et 2 de plus quand il publie sa première bande dessinée, The Gun Report, une adaptation très librement inspirée d’une nouvelle de Prosper Mérimée, Mateo Falcone (1829). Suivront plusieurs recueils d’histoires courtes, quelques récits plus consistants et des séries au succès modeste…
Jusqu’à son premier manga à l’effet « coup de poing » : Domu (1980-1981), un thriller anxiogène traitant de la perte des illusions pendant l’enfance, qui préfigurera l’avènement d’Akira. Traduit bien plus tard en français (1991-1992) sous le titre de Rêves d’enfant par les Humanoïdes associés, ce récit sombre et fantastique reste une leçon de narration et de cadrages, qui témoigne de l’attirance irrésistible d’Ōtomo pour le 7e art.
Un an à peine après la fin de Domu, Akira est lancé dans la même publication, Young Magazine, et fait l’effet d’une bombe au Japon. Le dessin réaliste, pour ne pas dire ultra réaliste, d’Ōtomo impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenne. Le mangaka est un fan transi de Jean Giraud, alias Moebius, qui va lui-même devenir un admirateur absolu d’Ōtomo.
Au milieu d’une production japonaise hyper stéréotypée, Akira va aussi trancher par la violence de ses héros embarqués dans un engrenage de rebondissements agités, sur fond de parapsychologie et de climat post-nucléaire. De nombreux lecteurs y verront une métaphore des inquiétudes et du manque de confiance de la jeunesse japonaise des années 1980. Peu disert quand il s’agit de parler de son œuvre, Ōtomo n’ira jamais aussi loin dans l’interprétation. Une seule certitude : le dessinateur a « tué le père » – le grand Tezuka – avec cette œuvre subversive et exigeante.
A la fin des années 1980, alors que la série touche à sa fin, l’éditeur français Jacques Glénat se rend à Tokyo dans l’espoir d’y exporter ses collections. Il en revient "« bredouille »" mais avec Akira sous le bras dans une version adaptée dans le sens de lecture occidental et mise en couleur par l’éditeur américain Marvel. Glénat commence alors à publier la série sous la forme de fascicules vendus en kiosque tous les quinze jours. Il fait même de la publicité sur les colonnes Morris à Paris et passe un partenariat avec Libération : "« Ce fut un bide total »", s’en souvient-il. La sortie du film et la publication du manga en albums cartonnés, vendus cette fois en librairie, s’avéreront en revanche un succès que les rééditions ne démentiront jamais.
Après Akira, Ōtomo va progressivement s’éloigner du dessin, mais pas du manga. Il écrit plusieurs scénarios pour d’autres illustrateurs nippons, et se lance dans la production de films d’animation dont le plus important en termes de budget sera Steamboy (2004), une uchronie technologique se déroulant dans l’Angleterre du XIXe siècle. D’autres réalisations suivront : Freedom Project (2006), Mushishi (2007), Short Pieces (2013). Mais jamais Ōtomo ne retrouvera un succès comparable à celui rencontré avec son œuvre maîtresse : "« C’est comme si Akira l’avait complètement vidé par la suite »", indique Jacques Glénat.
Son influence n’en demeure pas moins colossale aujourd’hui encore dans le milieu du manga, mais aussi chez de nombreux dessinateurs européens. Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina, Lastman) n’a pas oublié le court extrait d’Akira qu’il avait vu à la télévision alors qu’il avait 10 ans : "« Cela m’avait traumatisé. Il y avait de la violence, de la drogue, du sexe… Les héros – des ados – y parlaient d’interdits et de problématiques d’adultes. »"
Vivès n’a vu le film dans son entier qu’une fois jeune adulte, à la veille d’entrer à l’école d’animation des Gobelins (Paris 13e). Il a depuis lu et relu la série en album. "« S’il fallait associer un mot au dessin d’Ōtomo, ce serait puissance. Quand il fait s’écrouler un immeuble, on y est. Idem quand un des personnages de Domu se tranche la gorge avec un cutter. Quelle force ! »"
Nommé chevalier de l’ordre des arts et des lettres en 2005, Katsuhiro Ōtomo a également sorti des art-books à destination de ses fans ces dernières années, laissant entrevoir l’espoir qu’il pourrait bientôt reprendre le crayon, et donc la bande dessinée. Qui sait : rejoindre aujourd’hui un palmarès où figure son « autre » maître éternel, Moebius, l’y incitera peut-être.
Sources: Frédéric Potet / Le Monde.fr
Attendue après le premier tour où il était arrivé en tête devant le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann, sa désignation ne fait pas que « rectifier » un palmarès qui a oublié de sacrer du temps de son vivant Osamu Tezuka (Astro Boy), le « Dieu du manga », et qui s’est contenté d’offrir à Akira Toriyama (Dragon Ball) un insipide lot de consolation en 2013 (baptisé « prix du 40e anniversaire »). Elle consacre aussi « artistiquement » la place qu’occupe la bande dessinée japonaise sur le marché hexagonal. Environ 1 500 mangas japonais sont traduits chaque année en français, soit 37 % de l’ensemble des sorties du secteur. C’est considérable, et Katsuhiro Ōtomo n’y est pas pour rien.
Dessinateur, scénariste, cinéaste, affichiste, le natif de la préfecture de Miyagi est souvent présenté, à tort, comme l’auteur d’une œuvre unique, Akira. Saga futuriste au long cours (2 200 planches, huit ans de publication hebdomadaire au Japon), ce récit post-apocalyptique mettant en scène des jeunes bikers désœuvrés et ultraviolents a ensuite été adapté par Ōtomo lui-même en film d’animation. Son succès – quinze ans après l’apparition de Goldorak et de Candy à la télévision française – a largement favorisé l’implantation dans notre pays de la pop culture japonaise, incarnée depuis par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Super Mario, Zelda et autres Pokemon.
Rarement un auteur de bande dessinée n’aura en tout cas tissé autant de liens avec le cinéma – sauf peut-être Tezuka, l’idole de jeunesse d’Ōtomo. Celui-ci n’a que 17 ans quand il rejoint les éditions Kodansha comme illustrateur, et 2 de plus quand il publie sa première bande dessinée, The Gun Report, une adaptation très librement inspirée d’une nouvelle de Prosper Mérimée, Mateo Falcone (1829). Suivront plusieurs recueils d’histoires courtes, quelques récits plus consistants et des séries au succès modeste…
Jusqu’à son premier manga à l’effet « coup de poing » : Domu (1980-1981), un thriller anxiogène traitant de la perte des illusions pendant l’enfance, qui préfigurera l’avènement d’Akira. Traduit bien plus tard en français (1991-1992) sous le titre de Rêves d’enfant par les Humanoïdes associés, ce récit sombre et fantastique reste une leçon de narration et de cadrages, qui témoigne de l’attirance irrésistible d’Ōtomo pour le 7e art.
Un an à peine après la fin de Domu, Akira est lancé dans la même publication, Young Magazine, et fait l’effet d’une bombe au Japon. Le dessin réaliste, pour ne pas dire ultra réaliste, d’Ōtomo impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenne. Le mangaka est un fan transi de Jean Giraud, alias Moebius, qui va lui-même devenir un admirateur absolu d’Ōtomo.
Au milieu d’une production japonaise hyper stéréotypée, Akira va aussi trancher par la violence de ses héros embarqués dans un engrenage de rebondissements agités, sur fond de parapsychologie et de climat post-nucléaire. De nombreux lecteurs y verront une métaphore des inquiétudes et du manque de confiance de la jeunesse japonaise des années 1980. Peu disert quand il s’agit de parler de son œuvre, Ōtomo n’ira jamais aussi loin dans l’interprétation. Une seule certitude : le dessinateur a « tué le père » – le grand Tezuka – avec cette œuvre subversive et exigeante.
A la fin des années 1980, alors que la série touche à sa fin, l’éditeur français Jacques Glénat se rend à Tokyo dans l’espoir d’y exporter ses collections. Il en revient "« bredouille »" mais avec Akira sous le bras dans une version adaptée dans le sens de lecture occidental et mise en couleur par l’éditeur américain Marvel. Glénat commence alors à publier la série sous la forme de fascicules vendus en kiosque tous les quinze jours. Il fait même de la publicité sur les colonnes Morris à Paris et passe un partenariat avec Libération : "« Ce fut un bide total »", s’en souvient-il. La sortie du film et la publication du manga en albums cartonnés, vendus cette fois en librairie, s’avéreront en revanche un succès que les rééditions ne démentiront jamais.
Après Akira, Ōtomo va progressivement s’éloigner du dessin, mais pas du manga. Il écrit plusieurs scénarios pour d’autres illustrateurs nippons, et se lance dans la production de films d’animation dont le plus important en termes de budget sera Steamboy (2004), une uchronie technologique se déroulant dans l’Angleterre du XIXe siècle. D’autres réalisations suivront : Freedom Project (2006), Mushishi (2007), Short Pieces (2013). Mais jamais Ōtomo ne retrouvera un succès comparable à celui rencontré avec son œuvre maîtresse : "« C’est comme si Akira l’avait complètement vidé par la suite »", indique Jacques Glénat.
Son influence n’en demeure pas moins colossale aujourd’hui encore dans le milieu du manga, mais aussi chez de nombreux dessinateurs européens. Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina, Lastman) n’a pas oublié le court extrait d’Akira qu’il avait vu à la télévision alors qu’il avait 10 ans : "« Cela m’avait traumatisé. Il y avait de la violence, de la drogue, du sexe… Les héros – des ados – y parlaient d’interdits et de problématiques d’adultes. »"
Vivès n’a vu le film dans son entier qu’une fois jeune adulte, à la veille d’entrer à l’école d’animation des Gobelins (Paris 13e). Il a depuis lu et relu la série en album. "« S’il fallait associer un mot au dessin d’Ōtomo, ce serait puissance. Quand il fait s’écrouler un immeuble, on y est. Idem quand un des personnages de Domu se tranche la gorge avec un cutter. Quelle force ! »"
Nommé chevalier de l’ordre des arts et des lettres en 2005, Katsuhiro Ōtomo a également sorti des art-books à destination de ses fans ces dernières années, laissant entrevoir l’espoir qu’il pourrait bientôt reprendre le crayon, et donc la bande dessinée. Qui sait : rejoindre aujourd’hui un palmarès où figure son « autre » maître éternel, Moebius, l’y incitera peut-être.
Sources: Frédéric Potet / Le Monde.fr
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